Sibylle(s), si belle sibylline Tempête à l’Athénée
Le 18/05/2025Par Charles Arden
La Compagnie La Tempête de Simon-Pierre Bestion présente à nouveau un spectacle fascinant : « Sibylle(s) », trouvant cette part de mystère qui se creuse même à vouloir l’éclaircir.
Ce spectacle, cette expérience artistique intitulée Sibylle(s) est assurément « Sibylline » dans tous les sens du terme, dans toutes ses dimensions. D’abord les plus évocatrices : ce spectacle invoque littéralement les sibylles, dès son titre et tout du long. Le répertoire musical convoqué, réunissant chant traditionnel, madrigal, opéra, opus contemporain présente des figures successives de personnages de sibylles, également incarnées sur scène théâtralement. Le répertoire est ainsi à l’image de cette figure mythique : traversant les siècles, les continents, les cultures, la Sibylle est une figure de prophétesse rayonnant sur mythes méditerranéens, annonçant et chantant des oracles, accompagnant les humains et les héros y compris vers l’au-delà.
La dimension évocatrice des Sybilles nourrit ainsi toute la richesse de cette proposition artistique, surtout musicalement, à l’image du travail que poursuit incessamment la Compagnie La Tempête, de projet en projet, de tradition en tradition (retrouvez-en nos précédents comptes-rendus comme autant de pages d’un grand livre-rituel musico-spirituel). Les répertoires traditionnels, castillan & catalan réunis, grec byzantin, géorgien… ne viennent pas seulement dialoguer avec le baroque de Roland de Lassus et de Monteverdi : l’ensemble de ces répertoires trop souvent divisés entre populaire d’un côté et savant de l’autre se nourrissent à nouveau mutuellement, ici par des alternances fort rapprochées, fort rapprochantes. Ils se révèlent, surtout, et mutuellement : l’opéra de Monteverdi aura sans doute rarement été aussi déchirant en ce genre qu’avec un timbre chanté semblant venir du fond des forêts et des sommets des montagnes d’une île perdue, rarement aussi réparateur qu’avec la douceur du souffle en fond de gorge des rives Sud de la Méditerranée (dans tous ces arrangements de Simon-Pierre Bestion, sibylle de l’ombre jusqu’à la discrétion au rappel des saluts).
Si le danger de tels projets est que tout se confonde, la réussite surgit lorsque tout se nourrit et s’enrichit, c’est le cas ici des choix de répertoire(s) et de leur investissement interprétatif.
L’autre réunion (versant d’une même médaille) que permet ce spectacle et sur laquelle il se fonde également repose sur les interprètes eux-mêmes, collectivement mais même individuellement : (à une exception près car sollicité en divers personnages et à une deuxième exception près, celle du danseur), chacune et chacun doit à la fois chanter et jouer d’un instrument, parfois en même temps, parfois en solos, parfois en ensemble. Sur cette même scène de l’Athénée, un autre ensemble créatif, Les Cris de Paris, avaient proposé un spectacle-collage dans lequel certains choristes jouaient épisodiquement d’instruments de musique, là cette logique « polyglotte » (jouer et chanter, et d’ailleurs dans toutes les langues) est généralisée au paroxysme. Certes, certains membres de La Tempête sont clairement plus chanteurs qu’instrumentistes, ou l’inverse. Certaines interventions sont nettement plus fébriles dans des solos et contre-chants (vocaux ou instrumentaux), mais l’ensemble musical tient pleinement la route (notamment grâce aux instruments à hauteur fixe tel l’accordéon de Noé Clerc mais aussi à la virtuosité de Fanny Châtelain et surtout Matteo Pastorino, respectivement à la flûte et clarinette-basse). Le chemin tracé par la Sibylle parcourt ainsi ce répertoire sans diviser les formes et outils de l’expressivité vocale et musicale, traversant l’exceptionnelle richesse harmonique, mélodique et expressive de ce répertoire, y compris et notamment dans ses résonances.
Ce n’est alors pas sa guitare renaissance ni sa voix baroque, mais son expertise dans le chant slave qui fait surgir la voix d’Helena Bregar comme un cri déchirant au pinacle de l’harmonie modale.
Guy-Loup Boisneau appuie et anime le spectacle aux percussions alors que sa voix de ténor-haute-contre garde son pastel vocal.
Fabrice Foison entraîne ses camarades notamment par son engagement théâtral mais la voix se serre presque jusqu’à casser.
Julie Dessaint (viole de gambe et guitare) et Lilas Réglat (contrebasse, viole de gambe) apportent un soutien discret, à l’instrument comme au chant.
Le plus fascinant voyage instrumental-vocal est offert par Jawa Manla qui chante en s’accompagnant au oud, et en fusionne les sonorités et ornements avant de rejoindre dans un duo des plus symboliques la mezzo-soprano (par ailleurs violoniste) Mathilde Rossignol mais dont le chant plafonne et dont le texte va trop vite pour pouvoir orner.
Xavier Marquis fait sans doute le plus vaste voyage instrumental : basson baroque, clarinette, duduk (et chant) même si ses instruments ne sont pas de la meilleure facture pour la richesse des timbres qu’ils devraient offrir.
René Ramos-Premier n’a pour instrument que sa voix mais elle est certes multiple, des graves profonds aux aigus très couverts, de la finesse frémissant du bout des lèvres paternelles endolories à celle vibrant dans l’épaisseur du masque et des résonances lyriques en diable.
Enfin, mais tout du long, Mario Barrantes Espinoza anime le spectacle de sa danse, et s’appuie sur la dynamique de sa récitation pour pousser la voix au chant.
Au final, si la dimension « sibylline » dans le sens fascinant du terme se déploie grâce à la musique, la dimension « sibylline » dans son acception plus péjorative se rattacherait pour sa part à la dimension théâtrale. Le spectacle cherche en effet à réunir les morceaux par un propos, en racontant une histoire ou plutôt trois histoires différentes. Mais même les explications, rajoutées, durant lesquelles certains des interprètes doivent venir directement parler dans un micro à l’avant-scène ne clarifient pas (du) tout. Les oracles sont certes mystérieux par nature, mais alors justement, il semblait préférable de ne pas tenter d’expliciter le sens des pièces a fortiori en transformant comme ici l’histoire d’Orfeo perdant Eurydice en l’histoire d’un père qui perd son fils, suivie par l’histoire d’une femme condamnée par Dieu-sait-quoi-et-qui, puis par celle d’Abel et Caïn. La logique musicale suffisait à elle-même (et le chant de La Tempête rend superflues et même regrettables les paroles), ou alors un propos dramatique et scénographique aurait dû composer une narration avec sa logique.
Le visuel du spectacle se retrouve logiquement lié à cette dimension théâtrale sibylline, les interprètes enchaînent des séries de rituels et autres danses pseudo-mystiques, avec aussi des poteries, du sable, des rideaux noirs : n’apportant rien à l’intrigue mais résonnant avec la musique.
Le spectacle semble en outre clairement fait pour s’arrêter sur la mort d’Abel, et la quatrième partie qui suit ressemble plutôt à un pot-pourri du reste de la soirée, les artistes se trouvant aussi moins inspirés et endurants.
Qu’importe, l’expérience et La Tempête balaye aussi cela au final et le public reste visiblement et longtemps fasciné par ce voyage artistique, ce rituel sonore, cette réunion des pratiques où l’art guide guide et le spirituel, où les peuples de tous horizons et de tous temps nous parlent, via la voix des Sibylles.
Tendons l’oreille, ouvrons les yeux, c’est seulement ainsi que nous pourrons percevoir ces messages brûlants qui nous appellent encore de nos jours. Ce spectacle choisit de ne pas entrer dans l’interpellation vis-à-vis des situations tragiques contemporaines, pour conserver son universalité atemporelle. Le lien à l’actuel et au futur reste donc la responsabilité du spectateur (même si le spectacle rappelle que si la Sibylle sait dire l’avenir c’est parce qu’elle sait vraiment regarder en face le présent).
Sibylle(s), si belle sibylline Tempête à l’Athénée
Le 18/05/2025Par Charles Arden
La Compagnie La Tempête de Simon-Pierre Bestion présente à nouveau un spectacle fascinant : « Sibylle(s) », trouvant cette part de mystère qui se creuse même à vouloir l’éclaircir.
Ce spectacle, cette expérience artistique intitulée Sibylle(s) est assurément « Sibylline » dans tous les sens du terme, dans toutes ses dimensions. D’abord les plus évocatrices : ce spectacle invoque littéralement les sibylles, dès son titre et tout du long. Le répertoire musical convoqué, réunissant chant traditionnel, madrigal, opéra, opus contemporain présente des figures successives de personnages de sibylles, également incarnées sur scène théâtralement. Le répertoire est ainsi à l’image de cette figure mythique : traversant les siècles, les continents, les cultures, la Sibylle est une figure de prophétesse rayonnant sur mythes méditerranéens, annonçant et chantant des oracles, accompagnant les humains et les héros y compris vers l’au-delà.
La dimension évocatrice des Sybilles nourrit ainsi toute la richesse de cette proposition artistique, surtout musicalement, à l’image du travail que poursuit incessamment la Compagnie La Tempête, de projet en projet, de tradition en tradition (retrouvez-en nos précédents comptes-rendus comme autant de pages d’un grand livre-rituel musico-spirituel). Les répertoires traditionnels, castillan & catalan réunis, grec byzantin, géorgien… ne viennent pas seulement dialoguer avec le baroque de Roland de Lassus et de Monteverdi : l’ensemble de ces répertoires trop souvent divisés entre populaire d’un côté et savant de l’autre se nourrissent à nouveau mutuellement, ici par des alternances fort rapprochées, fort rapprochantes. Ils se révèlent, surtout, et mutuellement : l’opéra de Monteverdi aura sans doute rarement été aussi déchirant en ce genre qu’avec un timbre chanté semblant venir du fond des forêts et des sommets des montagnes d’une île perdue, rarement aussi réparateur qu’avec la douceur du souffle en fond de gorge des rives Sud de la Méditerranée (dans tous ces arrangements de Simon-Pierre Bestion, sibylle de l’ombre jusqu’à la discrétion au rappel des saluts).
Si le danger de tels projets est que tout se confonde, la réussite surgit lorsque tout se nourrit et s’enrichit, c’est le cas ici des choix de répertoire(s) et de leur investissement interprétatif.
L’autre réunion (versant d’une même médaille) que permet ce spectacle et sur laquelle il se fonde également repose sur les interprètes eux-mêmes, collectivement mais même individuellement : (à une exception près car sollicité en divers personnages et à une deuxième exception près, celle du danseur), chacune et chacun doit à la fois chanter et jouer d’un instrument, parfois en même temps, parfois en solos, parfois en ensemble. Sur cette même scène de l’Athénée, un autre ensemble créatif, Les Cris de Paris, avaient proposé un spectacle-collage dans lequel certains choristes jouaient épisodiquement d’instruments de musique, là cette logique « polyglotte » (jouer et chanter, et d’ailleurs dans toutes les langues) est généralisée au paroxysme. Certes, certains membres de La Tempête sont clairement plus chanteurs qu’instrumentistes, ou l’inverse. Certaines interventions sont nettement plus fébriles dans des solos et contre-chants (vocaux ou instrumentaux), mais l’ensemble musical tient pleinement la route (notamment grâce aux instruments à hauteur fixe tel l’accordéon de Noé Clerc mais aussi à la virtuosité de Fanny Châtelain et surtout Matteo Pastorino, respectivement à la flûte et clarinette-basse). Le chemin tracé par la Sibylle parcourt ainsi ce répertoire sans diviser les formes et outils de l’expressivité vocale et musicale, traversant l’exceptionnelle richesse harmonique, mélodique et expressive de ce répertoire, y compris et notamment dans ses résonances.
Ce n’est alors pas sa guitare renaissance ni sa voix baroque, mais son expertise dans le chant slave qui fait surgir la voix d’Helena Bregar comme un cri déchirant au pinacle de l’harmonie modale.
Guy-Loup Boisneau appuie et anime le spectacle aux percussions alors que sa voix de ténor-haute-contre garde son pastel vocal.
Fabrice Foison entraîne ses camarades notamment par son engagement théâtral mais la voix se serre presque jusqu’à casser.
Julie Dessaint (viole de gambe et guitare) et Lilas Réglat (contrebasse, viole de gambe) apportent un soutien discret, à l’instrument comme au chant.
Le plus fascinant voyage instrumental-vocal est offert par Jawa Manla qui chante en s’accompagnant au oud, et en fusionne les sonorités et ornements avant de rejoindre dans un duo des plus symboliques la mezzo-soprano (par ailleurs violoniste) Mathilde Rossignol mais dont le chant plafonne et dont le texte va trop vite pour pouvoir orner.
Xavier Marquis fait sans doute le plus vaste voyage instrumental : basson baroque, clarinette, duduk (et chant) même si ses instruments ne sont pas de la meilleure facture pour la richesse des timbres qu’ils devraient offrir.
René Ramos-Premier n’a pour instrument que sa voix mais elle est certes multiple, des graves profonds aux aigus très couverts, de la finesse frémissant du bout des lèvres paternelles endolories à celle vibrant dans l’épaisseur du masque et des résonances lyriques en diable.
Enfin, mais tout du long, Mario Barrantes Espinoza anime le spectacle de sa danse, et s’appuie sur la dynamique de sa récitation pour pousser la voix au chant.
Au final, si la dimension « sibylline » dans le sens fascinant du terme se déploie grâce à la musique, la dimension « sibylline » dans son acception plus péjorative se rattacherait pour sa part à la dimension théâtrale. Le spectacle cherche en effet à réunir les morceaux par un propos, en racontant une histoire ou plutôt trois histoires différentes. Mais même les explications, rajoutées, durant lesquelles certains des interprètes doivent venir directement parler dans un micro à l’avant-scène ne clarifient pas (du) tout. Les oracles sont certes mystérieux par nature, mais alors justement, il semblait préférable de ne pas tenter d’expliciter le sens des pièces a fortiori en transformant comme ici l’histoire d’Orfeo perdant Eurydice en l’histoire d’un père qui perd son fils, suivie par l’histoire d’une femme condamnée par Dieu-sait-quoi-et-qui, puis par celle d’Abel et Caïn. La logique musicale suffisait à elle-même (et le chant de La Tempête rend superflues et même regrettables les paroles), ou alors un propos dramatique et scénographique aurait dû composer une narration avec sa logique.
Le visuel du spectacle se retrouve logiquement lié à cette dimension théâtrale sibylline, les interprètes enchaînent des séries de rituels et autres danses pseudo-mystiques, avec aussi des poteries, du sable, des rideaux noirs : n’apportant rien à l’intrigue mais résonnant avec la musique.
Le spectacle semble en outre clairement fait pour s’arrêter sur la mort d’Abel, et la quatrième partie qui suit ressemble plutôt à un pot-pourri du reste de la soirée, les artistes se trouvant aussi moins inspirés et endurants.
Qu’importe, l’expérience et La Tempête balaye aussi cela au final et le public reste visiblement et longtemps fasciné par ce voyage artistique, ce rituel sonore, cette réunion des pratiques où l’art guide guide et le spirituel, où les peuples de tous horizons et de tous temps nous parlent, via la voix des Sibylles.
Tendons l’oreille, ouvrons les yeux, c’est seulement ainsi que nous pourrons percevoir ces messages brûlants qui nous appellent encore de nos jours. Ce spectacle choisit de ne pas entrer dans l’interpellation vis-à-vis des situations tragiques contemporaines, pour conserver son universalité atemporelle. Le lien à l’actuel et au futur reste donc la responsabilité du spectateur (même si le spectacle rappelle que si la Sibylle sait dire l’avenir c’est parce qu’elle sait vraiment regarder en face le présent).
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