Opéra Comique, le 23 juin 2024
Armide, l’ultime chef d’œuvre de Lully et Quinault, réserve quelques somptueux passages (monologue d’Armide « Enfin il est en ma puissance », scène de la Haine, la passacaille,…), mais sa puissance dramatique est quelque peu affadie par une mise en scène minimaliste et peu inspirée…
Armide Salle Favart : après Gluck, Lully
Le 18/06/2024Par Lara Othman
La saison de l’Opéra Comique s’achève sur l’Armide de Lully, interprétée par Les Talens Lyriques de Christophe Rousset, dans une mise en scène de Lilo Baur (qui signait ici même l’Armide de Gluck en 2022), avec le chœur Les Éléments et Ambroisine Bré dans le rôle-titre.
Après celle de Gluck représentée en 2022 in loco, c’est l’Armide de Lully (également sur le livret de Quinault) qui prend place sur les planches de l’Opéra Comique. La mise en scène de Lilo Baur ne cherche cependant pas les contrastes. Nulle extravagance baroque ne s’impose dans cette mise en scène avant tout caractérisée par sa sobriété : un décor (Bruno de Lavenère) d’abord voilé par un rideau aux reflets métalliques cachant un arbre mort dans un paysage lugubre (arbre déjà présent en 2022), peut-être reflet de la désertion et de l’exil d’Armide dans un amour voué à l’échec. Les couleurs sont sombres elles aussi, notamment dans l’obscurité des costumes (Alain Blanchot), et participent à l’impression de désolation à laquelle sont voués les sentiments de la magicienne.
Également de retour à ce mythe deux ans après, Christophe Rousset et ses Talens Lyriques refusent aussi l’extravagance. La direction vise la précision, l’exactitude, sans pour autant sacrifier l’énergie de la musique de Lully. Les instruments d’époque font vibrer la tension dramatique, soulignant l’intensité du drame qui se joue. Les musiciens sont d’ailleurs totalement imperturbables alors que de la fumée envoyée sur scène se propage jusqu’à eux (et au public du premier rang), les enveloppant dans un épais brouillard.
Le Chœur Les Éléments participe lui aussi à ce drame, autant visuellement que musicalement. Avec autant de ferveur que de cohésion, les voix se mêlent et s’entremêlent dans une grande homogénéité tandis que les chanteurs occupent tout l’espace scénique avec parfois des jeux de mouvements chorégraphiés. Certains passages surprennent toutefois par leur langueur (par rapport au dynamisme de la musique).
Cyrille Dubois interprète Renaud, le glorieux chevalier dont Armide s’éprend. La voix se déploie, comme à son habitude, avec un tel naturel que le public semble déjà conquis à peine le ténor est-il entré sur la scène. À l’aisance et la justesse du chant s’ajoute l’émotion, touchante dans sa douceur contrastant avec la passion féroce de la magicienne.
Le baryton Edwin Crossley-Mercer est Hidraot, également magicien et souverain de Damas. Son timbre épais et guttural se déploie avec aisance, pour un chant imposant, à la fois riche et profus.
Anas Séguin, quant à lui, incarne l’allégorie de la Haine. Le chant est vif, mordant, soutenu ici par l’engagement théâtral de l’interprète, notamment dans la chorégraphie qu’il exécute avec Ambroisine Bré. Les deux chanteurs y forment un duo particulièrement entraînant où la Haine cherche à convaincre Armide de se plier à elle, tandis que la magicienne tente de lui échapper.
Lysandre Châlon interprète Aronte et Ubalde, envoyé avec le Chevalier danois, son compagnon d’armes, retrouver Renaud prisonnier des bras d’Armide. Le baryton se fait sombre, opaque même, dans un chant pourtant vigoureux et affirmé. Enguerrand de Hys, quant à lui, est Artémidore et le Chevalier danois, caractérisé, par contraste, par un ténor clair, à la ligne droite, tracée avec netteté.
Florie Valiquette (tour à tour la Gloire, Sidonie, Lucinde et une bergère) et Apolline Raï-Westphal (la Sagesse, Phénice, Mélisse et une nymphe) forment quant à elles un duo cohérent dans tous les personnages qu’elles interprètent. Leurs voix de sopranos, assez proches au niveau du timbre (clair et lumineux pour la première, plus nuancé et solaire pour la seconde), se fondent aisément l’une avec l’autre. La précision que chacune tient dans son chant, ainsi que la netteté de la prononciation française, se font parfaitement compréhensibles.
Abel Zamora présente lui aussi un chant bien dessiné, pour un timbre plutôt clair et une voix encore légèrement nasale, convaincu dans son rôle de l’Amant fortuné.
Enfin, Ambroisine Bré incarne la magicienne Armide. La voix est nette, le chant tranchant dans les moments de fureur du personnage, mais généralement riche et délicat, coloré par une palette dorée. Malgré l’ardeur que la chanteuse investit dans le rôle, c’est à partir du monologue d’Armide qu’elle parvient à réellement imposer le tragique de la magicienne –d’autant plus que la mise en scène n’aide pas à la distinguer des autres personnages, si ce n’est par la couleur rouge de son vêtement. Mais une fois plongée dans l’expression déchirante de sa passion et de son désarroi, la cantatrice communique de façon poignante au public toute la douleur amoureuse de son personnage et enfin, son implacable volonté de vengeance.
Le public, conquis par la représentation, remercie d’applaudissements éclatants tous les interprètes de cette première, dédiée par l’Opéra Comique en début de soirée à Jodie Devos.
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A l’Opéra-Comique, l’Armide de Lully en circuit court
Par Guillaume Saintagne – Publié le 19 juin 2024 à 17:45
Lilo Baur recycle le spectacle qu’elle avait conçue pour l’Armide de Gluck sur cette même scène. Sous la direction de Christophe Rousset, le plateau souffre de partis pris musicaux discutables.
Dédiée à la mémoire de Jodie Devos, disparue quelques jours plus tôt, cette nouvelle production est en fait une adaptation de celle donnée pour l’Armide de Gluck en novembre 2022 sur cette même scène. L’original n’était guère réussi, son recyclage ne fait pas mieux. Dès le prologue (absent chez Gluck), on comprend que Lilo Baur n’a une fois de plus aucune interprétation à proposer : deux rideaux argentés, les allégories en imperméable et quelques déplacements, mieux aurait valu le couper. Ensuite, sous l’arbre mort, rien de nouveau, ou si peu. Certes le décor est ici plus sombre, comme pour nous faire sentir que la version de Lully est plus cruelle : exit le moucharabieh et le plot sur lequel Véronique Gens s’ennuyait ferme, Armide et ses suivantes sont ce soir des amazones virevoltantes prêtes à en découdre.Noir c’est noir
L’arbre mort est le décor unique de presque tous les actes, sans grandes variations dans les lumières : dommage pour les paysages enchanteurs et la destruction du palais. Noir c’est noir… et déjà vu pour ce livret (Robert Carsen ou Barrie Kosky, avec bien plus d’imagination). Ne reste donc qu’une direction d’acteur précise et animée quoique rarement inspirée (Armide bascule tellement vite dans « Enfin il est en ma puissance » qu’elle passe pour une girouette ridicule) et des danses travaillées (le fleuve pour l’air de Renaud au II), mais souvent navrantes (celle des claquements de doigts) ou incompréhensibles (les jeux avec les vêtements). On ne retiendra guère que la scène de la Haine où les démons cherchent tous à toucher Armide pour en chasser l’amour.
Musicalement, les options sont plus affirmées et justifiées, sans toutefois convaincre. On comprend mal pourquoi tous chantent de façon très dure et focalisée, presque sans nuance (s’autorisant néanmoins quelques ornements) pour mieux revenir à cette déclamation à l’os qui semble refuser le beau son, faisant de la stridence et des interjections (parfois parlées) un expédient expressif. Comme si l’on s’excusait d’être à l’opéra. Cela surprend lorsque l’on entend les suivantes d’Armide l’invectiver agressivement dès leurs premières phrases, puis cela devient vite désagréable et lassant, cette absence de subtilité rendant les interprètes méconnaissables. Ainsi, après une entrée furibonde et forcée, il faut attendre le duo du dernier acte pour que Cyrille Dubois retrouve de la délicatesse tout en conservant sa projection souveraine. Même constat pour Florie Valiquette et Apolline Raï-Westphal, qui sont bien plus convaincantes dans leurs tendres apparitions qu’en constamment furieuses Sidonie et Phénice.Rage, férocité, combattivité
Celle qui en souffre le plus, c’est l’Armide univoque d’Amboisine Bré : on entend la rage, la férocité, la combattivité, mais aucune sensualité et bien peu de fragilité. Tous ont néanmoins pour eux une attention constante à l’intelligibilité de leur texte et une présence scénique remarquable, hélas fourvoyée selon nous. Enguerrand de Hys est au diapason mais avec plus d’art, car il sait finement jouer de son émission très nasalisée. Ce sont finalement les basses qui viennent apporter du moelleux : l’Hidraot majestueux d’Edwin Crossley-Mercer, les Aronte et Ubalde de Lysandre Châlon, qui prouve que l’on peut déclamer son texte avec force sans sacrifier la résonnance et la beauté du timbre, ou la Haine d’Anas Séguin qui compense par sa véhémence un extrême grave limité. Belle découverte aussi que le ténor aérien d’Abel Zamora.
L’excellent chœur des Eléments demanderait à être mieux dirigé sur scène mais connaît son Lully sur le bout des doigts et chante « Ah quelle erreur » aussi bien que « Plus on connaît l’amour » avec la même précision. Les Talens lyriques dirigés par Christophe Rousset aussi manquent de respiration et ne s’autorisent jamais à laisser résonner les notes. Leur parfaite cohésion et leur minutie donnent une vision certes très nerveuse mais étouffante de ce drame. Il n’y a guère que dans les divertissements et surtout dans la passacaille qu’ils allient formidablement sens de la danse et sévérité tragique.
Armide de Lully. Opéra-Comique, le 17 juin. Représentations jusqu’au 25 juin.
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LULLY, Armide – Paris
Spectacle
19 juin 2024
Les déserts de l’amour et de l’ennui
Après l’Armide de Gluck monté en 2022, c’est au tour de l’Armide de Lully, sur le même livret de Quinault, avec un orchestre, certains chanteurs et une équipe technique quasi identiques, d’être donné à l’Opéra Comique. Louis Langrée, directeur de la salle Favart monte d’abord sur scène pour dédier cette première à la soprano belge Jodie Devos, habituée des lieux et tragiquement disparue ce week-end. Place ensuite aux Talens Lyriques de Christophe Rousset, qui dirige du clavecin en tête bêche avec celui de Korneel Bernolet, tous deux assurant le continuo avec la viole d’Isabelle Saint-Yves, les luths et guitares de Karl Nyhlin et Israêl Golani. Déception de taille : l’orchestre de cordes et bois ne comprend aucun cuivre ni percussions, empêchant cette production de toute possibilité de nous enchanter avec l’éclat sonore attendu d’une pastorale bucolique et héroïque louisquatorzienne. Et ce n’est pas la mise en scène désespérément plate, présentant les poncifs d’une banale modernisation (loin des splendeurs de l’opéra à machines) qui peut restaurer les sortilèges d’une partition exaltant les riches sentiments de la magicienne Armide, tenant prisonnier dans ses rets le chevalier Renaud.
L’idée du chef et de la metteuse en scène Lilo Baur a aussi été de reprendre certains éléments du décor de l’Armide de 2022 et le résultat n’est guère enchanteur. Le palais du premier acte se réduit à un grand rideau doré qui tombe des cintres sur un proscénium noir miroitant, et le jardin enchanté du deuxième (une verte campagne précise le livret) doit se contenter d’un très bel arbre central, dont le tronc ouvre un passage vers l’enfer, et sur lequel la magicienne Armide, le chœur et divers personnages grimperont pour chanter durant les différents actes. Les costumes ne sortent pas davantage des ornières du poncif. N’a-t-on pas déjà vu mille fois ailleurs ces longs manteaux militaires, ces bottes façon motocyclistes, ces vestes de cuir et autres détails du même tonneau ? Ces lampes de poche qui sculptent chaque visage des chanteurs du chœur ? Déjà vues aussi. Le spectacle sera presque continument plongé dans les ténèbres, qu’on comprend métaphoriser celles de l’âme de la magicienne, d’abord guerrière vengeresse puis amoureuse transie, le climat sombre d’un conflit intérieur selon la metteuse en scène suisse. Les lumières changeantes et enfin atmosphériques de Laurent Castaingt dans les trois derniers actes sont très belles. Disons-le nettement, l’impression d’ennui ne nous quittera pourtant que de loin en loin, grâce en soit rendue aux chanteurs et au chœur Les Eléments, magnifique de couleurs franches, d’une précision et d’une diction parfaites, bien préparé par Joël Suhubiette.
Car l’ennui nous a saisi hélas dès le Prologue à la gloire de Louis XIV, malgré tout le talent de Florie Valiquette (Gloire) et Apolline Raï-Westphal (Sagesse) et celui des Eléments, le ballet étant quasi supprimé ici. Et force sera de constater que les choix chorégraphiques sont de toute façon patauds ou franchement hideux, les effets attendus inopérants là nous aurions dû voir les manifestations et mouvements des eaux, des rochers et autres esprits. Les six danseurs et danseuses rampent, se frôlent ou s’escaladent, faute d’avoir grand chose à exprimer. Exit la grâce attendue du ballet, pourtant un des acteurs majeurs de l’opéra français du Grand Siècle. La direction de Christophe Rousset n’arrange rien. La monotonie s’invite souvent, si ce n’est une certaine roideur de l’interprétation, qui impose trop de longues plages monochromes en mal de contrastes (de même que les récitatifs malgré l’engagement des chanteurs). Certes le chef des Talens Lyriques ne peut rivaliser avec un William Christie ou un Jordi Savall, pour ne citer qu’eux, et décidément son choix d’un orchestre à l’instrumentarium réduit ne paraît guère probant. Même la passacaille de l’acte V déçoit quelque peu, malgré la belle interprétation d’Abel Zamora en Amant fortuné. Où est la brillance, l’éclat lullyste, la majesté orgueilleuse des pages héroïques ?
Un peu rugueuse au début, la sonorité se fait plus ronde au fur et à mesure que les instruments anciens s’adaptent au lieu, et parfois l’accompagnement des quelques superbes airs qui émaillent cette tragédie lyrique laisse enfin l’émotion et le sens du drame surgir de la fosse. Le Renaud de Cyrille Dubois est admirable. Le timbre opulent, l’élégance, les riches inflexions de la ligne, la maîtrise du port de voix et l’expressivité sont uniques. Un rêve de déclamation française qu’on retrouve aussi chez certains de ses camarades (l’Hidraot d’Edwin Crossley-Mercer par exemple). Mais le personnage de Renaud n’apparaît que peu. Le rôle premier d »Armide par Ambroisine Bré ne semble pas toujours tout à fait maîtrisé. L’articulation semble parfois entravée et les aigus pas toujours aisés, même si la jeune mezzo offre de beaux moments. La faute sans doute à une large variété de sentiments à traverser et à la difficulté de l’écriture vocale. Dans une distribution homogène d’excellents seconds rôles, dont Enguerrand de Hys et Lysandre Châlon, on retiendra enfin la performance notable d’Anas Seguin dans le rôle de la Haine.
Christine Ducq
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