Opéra Garnier, le 4 février 2024
Un chef d’œuvre de Haendel « Jules César en Egypte » bourré de tubes, une distribution de rêve (Lisette Oropesa, Gaëlle Arquez,…) et une mise en scène astucieuse de Laurent Pelly façon « La nuit au musée » : une réussite éclatante à l’Opéra Garnier…
CRITIQUE, opéra. PARIS, Palais Garnier, le 20 janvier 2024. HAENDEL : Giulio Cesare. G. Arquez, E. D’Angelo, L. Oropesa, I. Davies… Laurent Pelly / Harry Bicket.
Par
Sabino Pena Arcia
24 janvier 2024
Nous sommes au Palais Garnier pour la reprise de Giulio Cesare de G. F. Haendel par le metteur en scène Laurent Pelly. Le maestro Harry Bicket est à la direction de l’orchestre de la maison et d’une fabuleuse distribution des chanteurs, avec la mezzo-soprano Gaëlle Arquez dans le rôle-titre et la soprano américaine Lisette Oropesa dans le rôle de Cléopâtre. Dans cette production étrennée en 2011 qui transpose l’action du livret rocambolesque original dans un musée du Caire imaginaire au 18ème siècle, le talent et l’humour sont au rendez-vous !
L’incroyable éventail des sentiments
À un mois près du tricentenaire de la création de ce chef-d’œuvre absolu de Haendel, nous sommes toujours impressionnés par la qualité somptueuse de la partition et l’abondance des mélodies mémorables d’une remarquable beauté. L’opéra raconte l’histoire d’un Jules César tout-puissant qui écrase ses adversaires, échappe aux attentats politiques mais qui succombe inexorablement aux sortilèges de l’amour de l’ambitieuse Cléopâtre ; dans une intrication mélodramatique de jalousie et héroïsme, vengeance et soif de gloire, amour et politique. Ce véritable concert d’affects baroques n’est qu’un prétexte pour le déploiement du génie musical de Haendel.
La distribution finale de la reprise est une agréable surprise, après quelques modifications par rapport à la distribution originalement affichée dans le programme de la saison. La superbe Gaëlle Arquez, désormais complètement à l’aise dans le rôle-titre, propose une belle interprétation qui réunit brio vocal et intensité dans la caractérisation. Sa voix s’accorde merveilleusement au cor obbligato dans l’air « Va tacito e nascosto » de l’acte 1, plein de brio ; elle touche et charme l’auditoire aux côtés du violon solo lors du très beau « Se in fiorito ameno prato » de l’acte 2, et le galvanise complètement dans « Al lampo dell’armi » du même acte ainsi que dans « Qual torrente, che cade dal monte » de l’acte 3. La prestation de la soprano Lisette Oropesa dans le rôle de Cléopâtre est tout aussi surprenante, surtout que nous ne sommes pas habitués à l’entendre dans ce répertoire. Elle est tout à fait piquante et séductrice théâtralement, et possède une maîtrise totale de son instrument. Elle est ravissante et bouleversante dans « V’adoro, pupille » et « Se pietà di me non senti » respectivement, dans l’acte 2, puis virtuose et légère dans son air final à l’acte 3 « Da tempesta il legno infranto ».
La mezzo-soprano Emily D’Angelo dans le rôle de Sesto est très touchante : un sublime mélange de fragilité fiévreuse et d’ardeur vengeresse, notamment dans les airs « L’angue offeso mai riposade », très poignant, puis « La giustizia » à l’acte 3, virtuose. Tolomeo est interprété par le contre-ténor Iestyn Davies, très en forme scéniquement et vocalement, pour ses débuts à l’opéra de Paris. Il fait preuve d’une agilité tout à fait sensationnelle dans ses airs S »i spietata, il tuo rigore » et « »Domerò la tua fierezza. Le baryton-basse Luca Pisaroni dans le rôle d’Achilla ainsi que la basse Adrien Mathonat (membre de l’Académie de l’Opéra de Paris) dans le rôle de Curio, s’imposent également dans leurs prestations, avec une forte présence scénique et une projection vocale surprenante pour les deux. Wiebke Lehmkuhl offre une interprétation solide dans le rôle tragique de Cornelia tout comme le contre-ténor Rémy Brès-Feuillet, épatant et pétillant dans le rôle comique de Nireno.
L’Orchestre de l’Opéra de Paris sous la direction de Harry Bicket est presque un personnage à part entière, tellement la présence est riche et l’interprétation merveilleuse, avec de nombreux soli somptueux pour le cor, le hautbois et le violon, et plusieurs passages magnifiques où se distinguent les timbres subtils des instruments tels que les flûtes et les bassons, ou encore la harpe et la viole ! La mise en scène de Laurent Pelly n’est pas pour tous les goûts, mais elle est pleine de mérite et ne nuit jamais à l’œuvre. Au contraire, l’aspect et le parti pris « histoire de l’art » et orientalisant de la production s’accordent curieusement bien à l’extravagance baroque du livret et de la partition, avec bien plus d’autodérision nonchalante que du sérieux tragico-poussiéreux.
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Lisette Oropesa en Cléopâtre de collection dans Giulio Cesare à Garnier
Le 21/01/2024Par Jeanne Auffret
L’Opéra de Paris propose de nouveau la mise en scène signée Laurent Pelly du Jules César de Haendel créée in loco par et pour Natalie Dessay en 2011. Cette fois, c’est autour d’une nouvelle Cléopâtre, incarnée par la soprano américaine Lisette Oropesa, que s’articule cette reprise.
C’est dans une immense réserve de musée d’antiquités égyptiennes et romaines confondues que se déroule l’action du spectacle durant les trois actes. S’y active un véritable ballet de régisseurs et d’égyptologues en tout genre, installant, nettoyant et désinstallant de multiples trouvailles archéologiques, statues, amphores, pilastres, desquels surgissent les personnages de l’opéra, comme des fantômes qui auraient été réveillés à force de remuer la poussière.
La tête de Pompée apportée à César est ici celle, démesurée, de la statue de marbre immaculé du consul assassiné. L’action se trame ainsi à travers les allées et venues du monde contemporain redécouvrant l’Histoire à travers des symboles figés dans la pierre, ne touchant du doigt qu’un petit bout de l’histoire humaine et bien vivante qui s’est jouée il y a deux mille ans entre Cléopâtre et Jules César.
Le rendu visuel fonctionne à plein, la reproduction à l’identique de toutes ces antiquités (dans des matériaux certes moins nobles et bien plus légers que les originaux) de décors de Chantal Thomas, par les équipes des ateliers de l’Opéra de Paris, marque l’œil pour leur qualité.
Malheureusement, la toile de fond se fait répétitive, ce qui n’invite pas au déploiement de la psychologie des personnages. Au deuxième acte, l’incursion de costumes XVIIIème siècle portés par les jeunes femmes du sérail devant des tableaux orientalistes du XIXème finit d’interroger sur la teneur de l’histoire qui se joue : l’histoire antique ou celle issue du fantasme européen des siècles qui lui succèdent ? Ce trop-plein d’informations brouille la lecture, et les chanteurs, laissés la plupart du temps seuls face au public dans leurs multiples arias, doivent investir un espace immense qui de surcroît n’aide pas à la projection de leurs voix.
Pourtant, cette distribution assure le spectacle et s’acquitte des nombreux morceaux de bravoure qui jalonne l’œuvre avec maîtrise et sang-froid.
Dépourvu d’aria, le Curio d’Adrien Mathonat assure toutefois des interventions incarnées dans les récitatifs, d’une voix puissante, bien ancrée et solide.
Remy Bres interprète un juvénile et malicieux Nireno. Il chante d’une voix élégante au timbre nourri son unique air à l’ouverture du deuxième acte, bien que le registre grave soit un peu appuyé par moments.
L’Achilla de Luca Pisaroni est tout en nuances de brutalité, l’émission est franche et affirmée à l’image du personnage de soldat qu’il incarne. Une légère instabilité dans l’aigu point à quelques reprises, ce qui n’entache pas la qualité du registre plus sombre du chanteur.
Wiebke Lehmkuhl incarne une Cornelia digne malgré la douleur, dont la voix ample et chaleureuse se rapproche des sonorités de l’orchestre, comme une grande lamentation, dans son grand air du premier acte. A ses côtés, son fils Sesto, incarné par la mezzo Emily D’Angelo, se démarque par ses accents matures qui frappent d’attaque au début de l’opéra. L’incarnation est concentrée, la voix vibrée et le timbre très coloré sur toute la tessiture. Les voix des deux chanteuses n’en forment parfois plus qu’une en duo.
Dans un habit bleu de lumière, Iestyn Davies campe un Tolomeo perfide à souhait, d’une allure de petit frère envieux à celle d’un petit tyran manipulateur. Son timbre singulier se détache bien du reste de la distribution, bien que plus audible dans l’aigu que dans le grave. Le chanteur déploie de plus en plus ses moyens au fil de la soirée et offre un contrepoint intéressant au rôle de Cleopatra.
Cette dernière est incarnée pour cette série de représentations par Lisette Oropesa, qui triomphe de la soirée avec agilité, dans tous les sens du terme. Cléopâtre arrive juchée sur la statue de Ramsès II, la parcourant, minaudant et narguant son frère de là-haut, triomphant de sa féminité sur lui. La voix, au timbre très reconnaissable, semble toujours cacher un sourire. Les aigus sont frais, déjà audibles dans les harmoniques du médium et les ornementations, filées, se dirigent vers les points les plus hautes de sa tessiture, à l’image du personnage espiègle qu’en fait cette mise en scène. De ce point de vue, il est dommage d’avoir écarté une incarnation plus sincère du personnage, car les sommets de la partition que sont « Se pieta » et « Piangero » se trouvent comme déconnectés de la proposition et l’émotion semble peu passer en salle malgré la qualité de leur interprète.
Enfin, Gaëlle Arquez dans le rôle-titre offre une prestation hiératique, marmoréenne du début à la fin. Mais le marbre est de belle facture, en particulier dans les vocalises, précises et rapides. Le timbre peine à se démarquer de l’orchestre dans le médium mais la voix se déploie dans l’aigu, ce qui permet à l’interprète d’asseoir son autorité dans les arias les plus vigoureuses.
À la tête de l’Orchestre de l’Opéra National de Paris, Harry Bicket ne révolutionne pas l’approche de l’œuvre, avec des choix de tempi qui manquent souvent de tranchant, mais montre une qualité d’écoute des chanteurs certaine. Malgré une ampleur plus importante qu’un orchestre jouant sur instruments anciens, la phalange maison s’approprie bien le style baroque (auquel elle est peu habituée), dans la finesse d’exécution notamment, chaque pupitre s’entendant distinctement même dans la superposition des lignes mélodiques
Le Chœur Unikanti intervient justement et fermement à de menues reprises depuis les coulisses pour chanter la gloire de César.
La soirée s’achève par des applaudissements nourris et la distribution est saluée par toute la salle.
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Une Nuit au musée Garnier avec Jules César et Cléopâtre
Henry Runey
23 janvier 2024
COMPTE-RENDU – L’Opéra de Paris reprend Giulio Cesare de Haendel dans la mise en scène de Laurent Pelly, plaçant l’histoire égypto-romaine dans un musée. Suivez le guide :
Le Palais Garnier est un musée vivant, musée pour sa beauté et vivant justement parce qu’il fait re-vivre presque chaque soir les trésors conservés du passé que sont les opéras… C’est d’autant plus flagrant avec cette mise en scène de l’opéra Jules César créé par Haendel en 1724 à Londres : la maison parisienne est allée rechercher dans ses cartons -pas si poussiéreux du tout- cette mise en scène inaugurée en 2011.
Le public est plongé dans une énorme réserve d’artefacts Romains et Égyptiens (la réunion des œuvres du musée suit la glorieuse et tragique rencontre des deux mondes et des deux cœurs, entre Jules César et Cléopâtre). Le personnel installe et réaménage les collections pour les visiteurs du lendemain, et c’est alors que le musée prend vie : comme dans la fameuse série de films Night at the Museum. Les personnages s’animent, habillés en costumes d’époques, comme des spectres du passé un peu perdus d’abord mais prenant progressivement possession des lieux et des artefacts. Ils échangent alors avec davantage de clarté et de force, s’aiment et se haïssent dans cette lutte pour accéder au pouvoir, comme pour prendre le contrôle de ce musée (conquérir la mémoire, n’est-ce pas conquérir l’histoire) !
Collections anciennes, connexions nouvelles
La fonction de gardien du temple opératique n’est pas confiée ici à Ben Stiller mais au chef Harry Bicket. Pourtant, le spectateur pouvait craindre que le répertoire baroque ne paraisse un peu « poussiéreux » à l’orchestre maison qui y est très peu habitué (en 2011 et 2013, Emmanuelle Haïm dirigeait en cette fosse son Concert d’Astrée tandis qu’en 2002 dans la production de Nicholas Hytner, c’était Marc Minkowski avec ses Musiciens du Louvre-Grenoble). Nulle poussière ni rouille ni rodage toutefois pour l’orchestre qui se fait bien nuancé, alors que les instruments modernes offrent davantage de volume. Justement, les instrumentistes sont attentifs au juste volume sonore pour conserver un bon équilibre avec les chanteurs sur scène (dans un musée comme partout, mieux vaut bien s’entendre entre les différentes ailes, et les différents services). D’ailleurs le Chœur Unikanti dirigé par Gaël Darchen est également très équilibré, sûr et solide.
La vitalité de ce musée est notamment nourrie par un trio féminin aux prestations pharaoniques. Si la pointe du nez de Cléopâtre a changé la face du monde, le pointu dans les aigus de la voix de Natalie Dessay a marqué les esprits dans ce personnage dans cette production. Il est ici confié à Lisette Oropesa qui assume le tour de force de ce rôle aux 8 airs et au sublime duo final avec César. 8 airs et comme l’acmé d’une danse des 7 voiles dans son costume en semi-nudité feinte, mais d’une sensualité assumée, féline et incandescente. Sa voix finement tissée comme de la soie est de même : rayonnante dans les aigus, riche dans le médium et toujours sonore, même dans les tons graves.
Gaëlle Arquez est également impériale en Jules César, d’une impressionnante voix flexible de bas en haut mais avec un timbre agréablement installé, charpenté, sonore et appliqué dans toute son étendue.
Mais Emily D’Angelo dans le rôle de Sesto (fils de Cornelia la veuve de Pompée battu par César) est pour beaucoup la révélation de la soirée. Assumant ce rôle travesti avec une tendresse de garçon, elle n’en déploie pas moins un timbre d’une intensité martiale, capable de transmettre ses émotions fortes avec la vivacité d’une énergie tenace. Le public l’acclame à voix haute au moment des saluts.
La galerie de personnages est complétée par Wiebke Lehmkuhl (Cornelia, veuve de Pompée) conservant un vrai legato, très lisse, et des nuances en couleurs intimes (parfois couvertes par l’orchestre, dans les graves). Sans égaler l’intensité des héroïnes, les seconds rôles masculins offrent aussi des moments forts dans des scènes intéressantes (le Curio d’Adrien Mathonat et l’Achilla de Luca Pisaroni dans les voix graves, et les contre-ténors Iestyn Davies et Rémy Bres en Tolomeo et Nireno).
Au final, le public ressort de ce musée vivant émerveillé, n’ayant pas vu passer le temps de l’horloge et les époques historiques, classique et modernité fonctionnant comme des cartes-postales animées de l’Égypte sous les lumières de Joël Adam et dans les impeccables décors de Chantal Thomas.
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