La Seine musicale, le 30 mars 2022
Oeuvre monumentale de la musique sacrée européenne, la passion selon Saint Matthieu de JS Bach est donnée dans une version spatialisée et en grand effectif (double orchestre, double choeur, 80 interprètes), sous la direction de l’incontournable Leonardo Garcia Alarcon. Trois heures de musique inoubliables empreintes d’une ferveur exceptionnelle !
Spectaculaire Passion selon Saint Matthieu à La Seine Musicale
Le 31/03/2022Par Emmanuel Deroeux
Le maestro Leonardo García Alarcón ouvre la période de Pâques avec la monumentale Passion selon Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach, dans une version encore amplifiée de la spatialisation originelle qui surprend et ravit le public de La Seine Musicale.
Pâques est un événement essentiel dans la liturgie chrétienne et dans le calendrier musical, notamment dans l’Europe du XVIIIe siècle. Avant la résurrection du Christ, sa Passion, son arrestation et sa crucifixion inspirent notamment Jean-Sébastien Bach : en tant que Cantor de Leipzig et à l’occasion du Vendredi Saint, il dispose de moyens supérieurs à l’ordinaire. Bach a même l’idée d’utiliser les deux tribunes de l’Eglise Saint-Thomas pour la création de cette Passion selon Saint Matthieu le 11 avril 1727 : le face-à-face des deux chœurs créant ainsi une spatialisation sonore qui n’a pu laisser indifférente l’assemblée de fidèles (et même rencontrer un mauvais accueil, avec une telle intensité).
Profitant de la richesse que peut offrir l’Auditorium Patrick Devedjian à La Seine Musicale, tant acoustiquement qu’en matière de dispositions, Leonardo García Alarcón propose donc d’amplifier cette idée du compositeur en plaçant les chœurs à différents endroits de la scène et de la salle. Il en ressort une multitude d’expériences sonores, suscitant surprise et émotion. Les entrées et les sorties ont également été minutieusement travaillées pour que jamais le discours global de l’œuvre ne soit rompu, ni même vraiment perturbé.
Surgissant du troisième rang, alors qu’il dirigeait les maîtrisiens de Radio France (eux-mêmes s’étant levés dans un effet de surprise pour le choral du chœur d’introduction), le ténor Valerio Contaldo est investi en Evangéliste, narrateur d’intentions de plus en plus intenses au fur et à mesure qu’approche la crucifixion. S’installant définitivement côté jardin auprès du continuo, sa voix est sûre, toujours conduite avec une brillance de timbre, voire parfois des scintillements lui permettant de porter un texte clair avec une interprétation éloquente.
La voix grave, ronde, tendre et parfois même autoritaire de Jésus est celle de Thomas Bauer, debout au milieu de l’orchestre, parmi les musiciens comme Jésus était parmi les hommes. Lors de la seconde partie, alors que la foule et les grands-prêtres l’accusent, il se retrouve devant l’orchestre, esseulé car abandonné.
La soprano Ilse Eerens (remplaçant Ana Quintans) propose des airs à la prononciation particulièrement soignée, au risque de perdre, presque, en fluidité dans ses lignes. La lumière feutrée qui s’échappe de sa voix apporte une tendresse qui, malgré quelques manques de souffle, parvient à suspendre le temps, particulièrement lors de l’air « Aus Liebe will mein Heiland sterben » (Par amour, mon Sauveur mourra). La mezzo-soprano Dara Savinova fait résonner ses graves cuivrés avec fermeté depuis sa poitrine, dans le cadre d’une présence équilibrée par des phrasés souvent très caressants, conduits et soignés. Un léger accent trahit son origine balte sans que son texte n’en pâtisse.
Le ténor Fabio Trümpy connaît bien cette œuvre, au point de chanter sans partition et surtout d’affirmer son interprétation très réfléchie et personnelle. D’une lumineuse clarté de timbre, sans jamais forcer sa projection, il s’investit émotionnellement et vocalement, tout en gardant une présence physique sobre et retenue. Sa sensibilité produit une ligne volontairement accidentée pour se rapprocher au plus près et avec sincérité de sa propre fragilité humaine. Enfin, la voix de la basse Christian Immler se fait présente et profonde, d’un timbre ténébreux. Il offre un texte très compréhensible et des vocalises agréablement précises, sûr et sans tomber dans l’imploration.
La direction de Leonardo García Alarcón se montre fidèle à ses habitudes : active sans superflu, attentive sur tous les plans sans tomber dans la précipitation bien au contraire pour maîtriser l’union des différents ensembles spatialisés avec son contrepoint parfois complexe (le tout en affichant une humilité patente au service de la musique). Le travail effectué avec le Chœur de chambre de Namur et le Chœur de l’Opéra de Dijon allie homogénéité et synchronisation très précise malgré les distances et les isolements. Quelques légères aspérités subsistent à mesure que les artistes du chœur s’approchent des auditeurs mais même l’aria de tempête dompte les courants en suivant les gestes amples et précis : ramenant à bon port et même vers un havre de paix avec quelques interventions angéliques en solistes d’artistes du chœur, clairs, présents et phrasés.
Les musiciens de La Cappella Mediterranea font pour leur part entendre les nuances et caractères d’un timbre très net, avec grain et acidité, au service de traits très précis. Ils sont forts applaudis notamment la violoniste Alfia Bakieva (sur un violon de Francesco Rugeri de 1680, dont le grain de son est particulièrement savoureux), son collègue Yves Ytier pour son accompagnement agile, la violiste Margaux Blanchard ou encore le flûtiste Serge Saitta également remarqués.
Encore entouré des artistes des chœurs, le public exprime son ravissement en saluant chaleureusement cette interprétation spectaculaire, porteuse de la puissance dramatique de cette Passion de Bach.
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Seine musicale : une Saint Matthieu humaine, très humaine
par Marc Dumont 5 avril 2022
Leonardo García Alarcón ©Jean-Baptiste Millot
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Ce fut un véritable choc. Un moment musical, spirituel, humain, d’une rare force. Pour la première fois de sa vie de chef d’orchestre, Leonardo Garcia Alarcon dirigeait l’œuvre qui lui est la plus proche, la plus intime. De cet évènement personnel (« Je ne voulais pas diriger la Saint-Matthieu. Ce sont mes musiciens qui m’ont poussé à le faire », m’a-t-il confié à la fin du spectacle, tant cette œuvre monde fait partie de son jardin le plus secret), Alarcon fit un moment inoubliable pour tous, grâce à tous les musiciens.
Vivre une représentation de LA passion par excellence est toujours un moment très particulier, saisis que nous sommes par l’infinie beauté de la partition comme par l’histoire sombre et fondatrice. Je me souviens particulièrement d’une interprétation que le Festival d’Ambronay avait confié, il y a une trentaine d’année, au hautboïste Paul Goodwin. Chef d’un soir, il avait choisi de disposer les deux orchestres et les deux chœurs face à face, dans l’espace du chœur de l’Abbatiale, les chanteurs intervenant au centre. Cela fut une soirée inoubliable, d’une tension dramatique puissante.
Leonardo Garcia Alarcon n’est pas sans rapports avec Ambronay (1) et sa prestation de la Seine Musicale restera pour tous un moment exceptionnel. Le choc éclatait dès les premières notes. Aucun tempo mesuré, introspectif, aucune tendance à la déploration ou au beau son pour lui-même. Mais une sonorité ample, large d’un orchestre d’une quarantaine de musiciens, disposés en deux ensembles, bien différenciés, côte à côte et dont le chef joue tour à tour l’opposition ou le dialogue. Et surtout, une direction qui nous empoigne immédiatement, nous met au cœur d’une tragédie, violente. Car cette passion est une tragédie au sens fort : la fin, la mort, y est annoncée dès le début. Et ce vaste portique chorale qui ouvre la St Matthieu devient un cri de refus, de révolte face à l’inéluctable. Il y a une totale dramatisation du discours musical et tous les instruments sont emportés par cet élan de rage. C’est un Bach qui avance dans l’urgence d’un temps déchiré, dans l’opulence d’un orchestre si riche en contrastes et en détails.
Et les chœurs, jouant sur tout l’espace sonore de la Seine musicale, déchirent l’espace et nos cœurs. Ils se répondent, déchirants, coupants, l’un à jardin, l’autre à cour, tous deux au balcon, alors que le chœur d’enfant occupe les premiers rangs du parterre. À l’animation et la fougue répond ensuite, tout au long de l’œuvre, la tendresse hors champ dévolue aux chorals.
Ainsi, le ton est donné. Et cette spatialisation va se révéler formidablement en situation tout au long des deux parties de l’œuvre, devenue plus qu’un oratorio sacré, un opéra sacré intérieur. Les chœurs vont ainsi se déplacer pour se retrouver en arrière de l’orchestre ou au milieu des spectateurs du parterre, un temps à genoux ou assis, face à l’orchestre ou lui tournant le dos. Chaque choix se révèle aussi judicieux que musicalement efficient. S’y ajoute un jeu des lumières aussi réglé que du papier à musique et travaillé en fonction des interventions comme des climats, nous conduisant du bleu au doré puis au rouge de la crucifixion.
C’est bien cette théâtralisation de tous les instants, avec ses moments suspendus de grâce poétique, qui fait cette soirée inoubliable. Comme les chœurs, les solistes y participent et l’histoire sinistre et éternelle s’écrit devant nous, spectateur captifs et captivés. L’air de mezzo « Buss und Reu… » («Torturé, accablé… », n°6, chanté par Dara Savinova) est rendu haletant, accompagné par les deux flûtes inquiètes de Serge Saïta et Olivier Riehl. L’air bouleversant de la soprano, « Blute nur… » (n°8, chanté par Ilse Eerens, remplaçante d’Anna Quintans, malade), résonne non comme une déploration mais bien comme une colère, soulignée par un geste instrumental très allant et des scansions très marquées. Trop ? Mais le texte dit « Brise toi, ô cœur tendre » et c’est bien cette douleur là que souligne Alarcon dans ses choix interprétatifs. Ici comme ailleurs, toute sa lecture relève d’une pensée cohérente, implacable.
En cela il est sublimé par l’incroyable force de la voix et de la présence de Valerio Contaldo, Évangéliste qui vit la Passion avec une intensité rarement entendue, aux aigus proprement déchirants, particulièrement au moment du reniement de Pierre. « Humain, trop humain ? » Non : humain si proche, tout comme le Jésus admirable de retenu, incarné par Thomas Bauer, dont les inflexions marquent l’intériorité et la proximité des souffrances du fils de Dieu, dont les apparitions muettes sur le devant de la scène, aux moments décisifs du jugement puis du Golghota, nous bouleversent par sa seule présence.
Toute la distribution est au diapason de cette aventure humaine qui résonne en nous. Aucune star, mais toutes et tous au plus haut de leurs moyens vocaux. Le discours avance sans épanchement, comme dans l’air de soprano « Ich will dir… » (n°13). Là comme partout, les mots prennent tout leur poids et leur place : « Penche toi sur mon coeur, mon bien aimé ». La prestance du ténor Fabio Trümpi ajoute à l’impression que fait sa voix dans l’air « Ich will bei meinem Jesus… », accompagné par les hautbois questionneurs de Patrick Beaugiraud et Irène del Rio Busto ainsi que le fabuleux jeu de basson de Mélanie Flahaut. Et le vaste chœur final de la première partie, « O Mensch… » (« Ô mortel pour qui Jésus descend du ciel », n°29) , nous laisse haletants, éplorés.
Tous les instrumentistes se surpassent. Ainsi du violon solo inquiet d’Alfia Bakieva se démarque de la colère qui gronde à l’orchestre dans l’air de « Gebt mir mei-nem Jesum wieder » (« Rendez-moi mon Jésus », n°42) et commente l’impatience inquiète de la basse Christian Immer aux couleurs sombres. Ceci après avoir dialogué, quelques instants plus tôt, avec Dara Savinova dans l’ineffable « Erbarme dich » (« Aie pitié… », n°39) sur un tapis instrumental en apesanteur.
Et comment ne pas évoquer Margaux Blanchard et sa façon unique de faire sonner la sublime viole du regretté luthier Pierre Jacquier ! Car elle tutoya les étoiles dans un moment de grâce totale, lorsque Christian Immer chante « Komm, susses Kreuz… » (« Viens, douce croix… », n°57) et que dans le total dépouillement d’un accompagnement réduit à l’orgue positif (joué par Leo Garcia Alarcon lui-même), une contrebasse, deux discrets théorbe et archiluth, elle inventa un chemin fait de sonorités rugueuses et diaphanes, tirant de sa viole une profondeur de basse à fendre l’âme. Après le concert, Margaux Blanchard disait, encore dans l’émotion : « C’est comme avec l’Art de la Fugue, on ne sait pas où l’on est, où l’on va dans cette musique ».
Puis le « Mache dich… » (« Pare toi pour Lui, mon cœur… », n°65) fait entendre un tout autre dialogue, celui entre la voix si profonde de Christian Immer et deux superbes hautbois da caccia qui se dégagent d’un orchestre jouant sur la douceur amère. La montée au supplice qui précède n’a pas connu de halte – si peu…
Alors, enfin, le chœur final, « Wir setzen… » (« Nous sommes assis en larmes… », n°68) chanté au milieu des spectateurs, nous rend cette Histoire sacrée encore plus proche, plus humaine. Inoubliable.
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