Atys – Lully

Opéra royal de Versailles, le 20 mars 2022

Note : 5 sur 5.

L’opéra favori de Louis XIV, Atys de Lully, revisité avec brio par le tandem Alarcon – Preljocaj… La tragédie lyrique à son summum !

2 commentaires sur « Atys – Lully »

  1. Atys – Genève
    Par Charles Sigel | mar 01 Mars 2022 | Imprimer
    Une soirée parfaite, comme il y en a peu à l’opéra. Grâce à l’entente évidente, visible, audible entre un chef et un metteur en scène-chorégraphe. Idée lumineuse de les avoir amenés à créer ensemble, eux qui ne se connaissaient pas auparavant.
    Après l’inoubliable réussite de l’Atys dans la version Christie/Villégier en 1987, reprise et de façon peut-être encore plus belle en 2011, lecture historiciste (décors Grand Siècle de Carlo Tommasi, costumes de Patrice Cauchetier, chorégraphie Francine Lancelot), vision qui à son époque représentait la modernité parce qu’en rupture avec ce qui faisait alors communément, il fallait inventer autre chose.

    C’est en somme une tragédie-ballet que proposent à Genève (et bientôt à l’Opéra royal de Versailles) Leonardo García Alarcón et Angelin Preljocaj. Non pas une tragédie lyrique entrecoupée de divertissements dansés, mais une imbrication continue du chant et de la danse. A tel point que les chanteurs dansent (et même parfois le chœur aussi).
    Nous disions chant, il vaudrait mieux dire théâtre chanté-dansé. Mais reprenons au début.

    Giuseppina Bridelli © GTG-Grégory Batardon
    Mycènes et un Japon imaginaire

    Atys aime Sangaride, mais Sangaride doit épouser Célénus, roi de Phrygie. Or Atys est aimé de la déesse Cybèle (dont il est le prêtre). La déesse va faire en sorte qu’Atys tue Sangaride. Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’est qu’il en mourrait de désespoir. Fatalité de l’amour et perfidie des Dieux, c’est une tragédie en cela que les humains (mais les Dieux aussi) sont les jouets d’un destin plus puissant qu’eux.

    Le premier décor représente une muraille digne de Mycènes, appareil de pierres énormes que traversent des lézardes (le thème visuel de la lézarde reviendra souvent). Devant ce mur imposant qui fait penser aux tragiques grecs, apparaissent bien vite (car l’ennuyeux et réglementaire prologue a été supprimé et on en est d’emblée soulagé) des silhouettes en noir de, comment dire ? samouraïs-prêtres-acteurs de Nō, longues jupes et cuirasses assez sexy, grandes lances noires, tandis qu’Atys affirme à son confident Idas qu’il « aime l’heureuse paix des cours indifférents ».

    © GTG-Grégory Batardon
    Le cérémonial des sentiments

    On insiste ici sur la présence du décor et la surprise des costumes, venus d’un Japon fantasmé, digne des films de Kurosawa, tant l’aspect visuel est saisissant. Visions de plasticiens, aussi bien les décors de Prune Nourry que les costumes de Jeanne Vicérial. Les danseurs (magnifique Ballet du Grand Théâtre de Genève) seront constamment en scène, dans des tenues parfois japonisantes, parfois dans des voiles et des tuniques évoquant Epidaure ou Olympie, et souvent dans des justaucorps noirs androgynes, jambes et bras nus. La sensualité est très présente et un érotisme chastement diffus.
    Le noir et le blanc dialoguent partout, et d’ailleurs plutôt l’écru que le blanc, avec parfois un gris léger (les tuniques de voile).
    De drôles de petits chapeaux, dignes de prêtres shinto, des mouvements de groupes unisexes en justaucorps, des silhouettes agenouillées de profil comme sur un bas-relief égyptien, des défilés du chœur qui évoquent des moines zen dessinés par Hokusai, et surtout la construction d’un espace, jeu entre le plein et le vide, tout participe de la création d’un cérémonial des sentiments, majestueux et dépouillé, teinté de sacré.

    Une émotion qui saisit

    Raffinement, élégance. Tout vise à l’émotion. Beaucoup d’intériorité. C’est du drame vécu par Atys qu’il s’agit. Matthew Newlin l’incarne avec un je ne sais quoi d’affirmé et de fragile en même temps. Dans une tenue grise et noire qui évoque le novice d’un temple, il dit son texte autant qu’il le chante (mention particulière pour son français impeccable, lui qui n’est pas né francophone, et on en dirait d’ailleurs tout autant de l’ensemble de la distribution), on admire la manière dont il le projette, et sa voix un peu âpre ajoute à l’évocation d’un personnage éperdu, pris dans les pièges que lui tend la déesse. Sa prestation physique est assez prodigieuse, il danse en même temps qu’il chante, et habite la scène de sa haute silhouette, avec ce crâne dégarni qui ajoute à son dénuement. Aux saluts, on le verra soulever de terre et embrasser avec effusion Angelin Preljocaj, image saisissante suggérant à quel point le chorégraphe l’aura révélé à lui-même.

    Ana Quintans et Matthew Newlin © GTG-Grégory Batardon
    Danser sa vie

    Il n’est pas le seul à danser ses sentiments. Tous y sont amenés, certains avec une aisance remarquable, notamment Giuseppina Bridelli, qui dessine une Cybèle perfide à souhait, mezzo ou soprano dramatique, vocalement très convaincante dans la tessiture du rôle et imposant dans l’espace un personnage acide auquel on croit. Particulièrement beau, son lamento « Espoir, si cher et si doux » au troisième acte, qui semble préfigurer le « Cruelle mère des amours » que chantera la Phèdre de Rameau.
    Ana Quintans, sensible Sangaride, aux notes hautes brillantes, semble parfois moins à l’aise avec les graves (le rôle est peut-être un peu bas), mais elle dessine tout en finesse un personnage pris au piège de la fatalité. Quoi de plus beau que son duo avec Atys au quatrième acte, scène de dépit amoureux portée par les mots de Philippe Quinault, grand expert du cœur humain (« Vous m’aimez, je le crois, j’en veux être certaine, je le souhaite assez pour le croire sans peine »), tandis que les mouvements de leurs âmes sont exprimés par le ballet aérien de deux couples de danseurs au fond du théâtre.

    © GTG-Grégory Batardon
    Les rôles secondaires ne sont pas moins brillamment tenus : il faudrait tous les nommer mais on remarquera notamment le beau timbre de baryton de Célénus, son vibrato troublant et ses beaux graves (Andreas Wolf) et le ravissant soprano, très fin, de Lore Binon (la suivante Mélisse) et son agile ligne de chant.

    L’essence même de l’esprit baroque

    On le sait, le spectacle créé au château de Saint-Germain en 1676, et somptueusement monté par Lully, homme de cour autant qu’homme de théâtre, entrecroisait la tragédie lyrique (c’était en somme l’invention du genre) et des divertissements (chœur des Nations, danses des Zéphyrs, ou des divinités des fontaines et des ruisseaux, etc.), tout un apparat interrompant le déroulé du drame. Rien de tel ici. Leonardo García Alarcón n’a pas hésité à faire des coupes drastiques, en somme pour créer quelque chose de profondément baroque : tout s’entremêle, la musique, le théâtre et la danse, et les danseurs souvent sont amenés à traduire par la posture et le mouvement les sentiments qu’expriment (tout en dansant eux-mêmes) les acteurs-chanteurs, et dans ce système de doublage il est assez touchant de voir les mêmes gestes en somme poussés à leur terme par les danseurs, qui réalisent à la perfection des portés que les chanteurs esquissent avec une maladresse qui concourt à l’émotion.

    Ana Quintans et Matthew Newlin © GTG-Grégory Batardon
    Voluptés sonores

    Il est rare d’avoir autant l’impression de voir une troupe d’artistes, non seulement les chanteurs-acteurs, les danseurs, le chœur (comme toujours excellent à Genève, imposant quand il apparait voilé, et à l’occasion entraîné lui aussi dans la danse, mais surtout d’une rondeur, d’une plénitude sonore, d’un équilibre luxueux), mais aussi l’orchestre.
    Le son de la Cappella Mediterranea (placée très haut dans la fosse d’orchestre et non pas enfouie dans les profondeurs) est d’un velours extraordinaire, très appuyé sur les cordes basses. Un tapis sensible vibrant, d’une somptueuse onctuosité.
    Très souvent, le chant dans Atys procède d’un recitar cantando. Selon le témoignage de Le Cerf de La Viéville, Lully « allait se former sur les tons de la Champmeslé », illustre interprète de Racine. Cette prosodie est ici soutenue par un continuo aux couleurs fauves, violes de gambe, violoncelles, contrebasse, théorbes, basson et clavecin, d’une opulence voluptueuse.
    Ces couleurs orchestrales si sensuelles, on les entend, ô combien ! dans l’un des plus beaux passages, l’épisode au troisième acte du Songe d’Atys (stratagème de cette peste de Cybèle pour entrer dans ses pensées) où le temps semble se suspendre, et même s’arrêter. On sent – elle en devient physiquement palpable – la parfaite unité de pensée, de sensibilité, entre Leonardo García Alarcón et Angelin Preljocaj.

    © GTG-Grégory Batardon
    L’arbre de vie

    L’image finale sera d’une saisissante beauté : après qu’Atys aura clamé son désespoir d’avoir dans sa folie fait périr Sangaride (et Matthew Newlin aura été impressionnant de puissance et de vérité), après qu’il se sera donné la mort (ce qui est inouï dans le contexte de l’art classique), il sera transmué en arbre (un pin) par Cybèle. Et l’on verra monter dans les hauteurs des cintres cet arbre, création de Prune Nourry, un arbre évoquant ces écorchés de Raimondo de Sangro ou d’Honoré Fragonard où ne se voient plus que les veines en réseau ou les nerfs du corps humain, symboles glaçants de la fragilité qui est la nôtre.

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  2. tys – Versailles
    Par Tancrède Lahary | jeu 24 Mars 2022 | Imprimer
    Le baroque est décidément l’un des nouveaux terrains de jeu de la création artistique ultra contemporaine et d’avant-garde de notre époque. Alors que l’Opéra de Paris nous gratifiait de superbes – et certes clivantes – Indes Galantes revisitées à la sauce krump en 2019, c’est un Atys profondément moderne qui nous est proposé par l’excellentissime duo Alarcón-Preljocaj. Alors que la création du spectacle avait ravi notre confrère à Genève le mois dernier, c’est ainsi sans surprise que l’émerveillement a opéré à l’Opéra Royal de Versailles, qui n’est pas le lieu le moins propice pour représenter l’opéra préféré du Roi Soleil.

    L’action est déplacée vers un ailleurs à la fois antiquisant et japonisant, à la faveur d’un décor qui peut rappeler un lieu de culte antique tandis que les costumes – et la gestuelle – évoquent de loin le théâtre Nô. Le principe est simple et beau : tout est intégralement chorégraphié. Oubliée l’alternance des séquences chant-ballet, les danseurs sont sur scène en permanence et même les chanteurs sont mis à contribution. Chaque chanteur a son propre homologue danseur attitré qui traduit par les mouvements du corps les émotions du personnage : ce n’est pas inédit, mais cela fonctionne à merveille. En revanche, demander aux chanteurs de danser également et surtout de mimer les gestes des danseurs n’est pas toujours heureux, malgré les vaillants efforts de chacun, car la simple juxtaposition de professionnels et de débutants met en relief un différentiel forcément trop grand. En tout état de cause, les chorégraphies de Preljocaj sont aussi sensuelles que bouleversantes, parfaitement exécutées par le ballet du Grand théâtre de Genève qui apporte un supplément d’émotion considérable. La chorégraphie des quatre danseurs accrochés à de simples cordes durant « Je jure, je promets » est l’un de ces exemples parfaits où chant et danse dialoguent intimement.

    Le décor de Prune Nourry est aussi sobre que symboliquement percutant et très bien mis en valeur par les lumières très travaillées d’Éric Soyer. D’un gigantesque mur de pierre au départ, progressivement rongé par des branches inquiétantes, le décor évolue vers une dominante végétale, dont le point d’orgue est la métamorphose du héros en arbre. Ce passage de la pierre à la végétation peut faire signe vers le triomphe déchaîné du sentiment amoureux tragique, qui bat en brèche toutes les positions établies et les contraintes sociales. La beauté de la mise en scène est parachevée par les somptueux costumes de Jeanne Vicérial dont le style très caractéristique apporte une singularité renversante. Très évocateurs de l’anatomie humaine, ils fonctionnent comme une mise à nu des personnages jusqu’à leur fibre la plus intime. L’apparition des cœurs fleuris de Sangaride et d’Atys – en cohérence avec la thématique végétale finale – est profondément poétique. Les costumes des personnages secondaires sont les plus réussis : le chœur au visage recouvert de filaments évoque quasiment une civilisation extraterrestre à la Dune, tandis que les quatre divinités du sommeil sans visage créent un sentiment d’inquiétante étrangeté frissonnante.

    © Grégory Batardon
    De son côté, le plateau vocal est souverain. Matthew Newlin propose une vraie incarnation d’Atys qui sait éviter la naïveté parfois pesante du jeune premier, pour atteindre tout de suite le niveau tragique de l’interprétation. Sa voix est dense et généreuse, l’aisance est évidente : elle sied parfaitement aux différentes facettes du rôle et sa puissance permet au ténor d’aborder le dernier acte avec toute l’intensité dramatique nécessaire. Le « Quoi ! Sangaride est morte ? » en ressort poignant. La Sangaride d’Ana Quintans est tout aussi réussie : si le vibrato est parfois un peu trop tremblant, sa présence scénique et la clarté de l’émission et de la voix en font la parfaite incarnation de la victime tragique de la fatalité divine. Toute la séquence du désespoir larmoyant au duo d’amour de l’acte IV lui permet de donner toute l’ampleur de sa palette d’émotion.

    Mais on le sait, le vrai personnage principal, c’est Cybèle – et toute la réussite d’une production d’Atys repose sur le choix de distribution, a fortiori pour ce rôle marqué par la Cybèle de Stéphanie d’Oustrac insurpassée à ce jour. L’enjeu est évidemment de retranscrire l’ambiguïté intrinsèque du personnage, qui n’agit jamais par méchanceté gratuite et devient la victime de sa propre cruauté. Giuseppina Bridelli remporte le défi vocal, sans aucun doute : la voix ménage les différentes dimensions à la fois sombre et fragile de la personnalité torturée de la déesse. On peut toutefois aller encore plus loin, au plan scénique, dans le dévoilement de la vulnérabilité : « Espoir si cher et si doux » peut encore être plus saisissant, de même que les scènes finales.

    © Grégory Batardon
    L’ensemble des seconds rôles est étonnamment un sans faute total. L’un des ingrédients-clé de la tragédie classique est bien sûr le rôle du confident et nous sommes servis en la matière. Gwendoline Blondeel en Doris (mais aussi Iris, Flore et divinité des fontaines) présente une voix au très bel éclat, agrémentée d’une présence scénique lumineuse. De même, la Mélisse (et divinité des fontaines) de Lore Binon a toute la compassion pour sa maîtresse, les moments de proximité physique entre les deux chanteuses créant une alchimie émouvante. Servi par Nicholas Scott, Valerio Contaldo, José Pazos et Michael Mofidian (qui incarne aussi Idas), le divertissement du sommeil est un des sommets. Alors qu’on a connu tempo plus lent, l’approche est curieusement énergique (ce qui est surprenant pour une séquence axée autour du sommeil). Mais cela ne gâte rien : l’émerveillement opère grâce aux superbes aigus doucereux des ténors et à la magnifique basse proche de l’infrason de Michael Mofidian. Enfin, Andreas Wolf et Luigi De Donato complètent avec brio et talent cette distribution qui ne comporte que des as.

    La direction musicale d’Alarcón est évidemment l’une des clés de ce magnifique succès. Toute sa démarche n’est guidée que par l’émotion qu’il attache à chaque portée et à chaque ligne mélodique. Son approche très organique de l’œuvre ancre la pièce dans un dynamisme et une sensibilité déchirantes. On sent bien sûr l’entente totale du chef avec la vision de Preljocaj sur la place centrale accordée à la danse, jusque dans la gestuelle même du chef. L’orchestre Cappella Mediterranea est lui aussi en osmose avec son chef : les flûtistes, violonistes, luthières et joueurs de viole ont tous le regard et l’émotion rivés à celle d’Alarcón. De son côté, le chœur du Grand théâtre de Genève, dirigé par Alan Woodbridge, est lui aussi au rendez-vous, alliant avec le même talent la puissance des scènes de magnificences et la douleur des scènes de deuil.

    Au total, c’est vraiment la capacité de cette production à créer de somptueux tableaux où décor, costume, lumières, danse, chant et musique s’allument de reflets réciproques au service de l’émotion et de la profondeur d’une œuvre intemporelle. À cet égard, la scène finale, où l’arbre squelette surplombe un Atys à cœur ouvert, face aux danseuses du deuil sous la lamentation des chœurs et la plainte de Cybèle est une de ces scènes qu’un spectateur garde avec lui pour longtemps.

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