Vêpres de la Vierge – Monteverdi

Chapelle Royale de Versailles le 10 février 2019

Note : 5 sur 5.

Un concert stupéfiant de beauté cet après-midi à la chapelle royale de Versailles, qui m’a fait découvrir sous un jour nouveau une œuvre que je fréquente depuis longtemps, les Vêpres de la Vierge de Monteverdi. Raphaël Pichon et son ensemble Pygmalion entouré par des solistes de grande classe ont su faire surgir une émotion intense dans chacune des pages de ce chef d’œuvre absolu. La haute inspiration de Monteverdi pour louer et célébrer la sainte Vierge se trouve magnifiée par cette interprétation habitée d’une ferveur mystique.

Un véritable ‘paradis du chant’, selon la judicieuse expression d’André Tubeuf… (cf. commentaires)

2 commentaires sur « Vêpres de la Vierge – Monteverdi »

  1. Vespro della beata Vergine de Monteverdi à la Chapelle royale de Versailles
    13 février 2019

    Serait-ce la plus grande œuvre chorale du monde ? Peut être. Etant donné et l’époque, le rite, les circonstances, il était évident, nécessaire que Bach écrivît la Saint Matthieu. Mais pour ces Vêpres Monteverdi dut oser l’impossible, l’inventer, insensé patchwork de textes tous sacrés mais de provenances hétéroclites, qu’aucun rituel ne vient légitimer ni d’ailleurs faire tenir ensemble : seulement l’amour, le flot d’amour et d’admiration, de ferveur dont le génie de Monteverdi a su faire une continuité, et le génie (n’ayons pas peur du mot) de Raphael Pichon une fluidité, une évidence.

    Pygmalion, côté instruments, c’est déjà mirifique. Mais côté voix il fait y ajouter quelque chose de plus. Le fondu des unissons, la beauté individuelle de chaque intervention soliste, la sûreté médusante du contrôle dynamique et de ces brusques propulsions dans le rythme dont Pichon nous régale, mais qui demandent maîtrise de soi absolue, tout nous transporte dans un paradis du chant comme nulle part, et à l’Opéra encore moins, on n’en trouvera. Les mots sont dits, caressés parfois, ou presque soupirés : et c’est dans le mille immanquablement. Un détail : à tant d’éloquence il serait permis de traîner un peu, de ne pas vouloir si vite en finir. Mais non, les sublimes fins de phrases du Magnificat, notamment, ces humiles, ces inanes auxquels il est si tentant d’ajouter un rien de s en plus, restent tenues avec une chasteté vocale, un non exhibitionnisme absolus. Et pourtant ! Les six solistes messieurs, ténors comme basses, osent des éclats, des demi-silences, des tendresses, des complicités (en duettistes) simplement ineffables.

    Merci à MM. Coiffet, Gonzales Toro, Brooymans, Wilder, Buffière. Nous leur devons, dans la diversité de leurs timbres et de leurs dires, le régal vocal le plus enivrant qu’on ait goûté depuis longtemps. Inutile de préciser que les dames, Mmes Desandre, Zaïcik et Richardot sont à même hauteur : mais elles ont moins à le faire entendre. Les lumières de Bertrand Couderc sont d’un tact sublime ; elles s’effacent presque, mais contribuent immensément à la continuité d’un spectacle où elles ménagent des suspens, des silences, de brusques ruptures. L’occupation de l’espace et la maîtrise des allées et venues indispensables ici (on n’est pas à Saint Marc où on pouvait se répondre de pilier à pilier) ajoutent à l’unité, à la cohérence stupéfiante d’un show qui peut se faire kermesse. Au contraire. Et avec quelle discipline !

    Mais il faut observer, ne serait-ce que de dos seulement, Raphaël Pichon : cette élasticité, cette carrure en même temps ; sa façon musculaire, corporelle, d’induire la musique ; comme si les instrumentistes n’avaient qu’à la capter, émanée de son corps à lui. C’est vertigineux d’engagement fou, de contrôle aussi. Il faut ajouter ce qui suffirait presque. Personne qu’on sache, sauf les Pygmalion avec lui, ne peut aujourd’hui procurer ce plaisir du son aimé pour lui-même ; et sublimé en même temps par le surnaturel de la ferveur. Il y aura deux Messe en si de Bach avec les mêmes ; les 13 et 14 mars, en cette même Chapelle Royale qui leur est devenue un écrin. Volez-y !

    André Tubeuf

    J’aime

  2. Laurent Brunner a su faire de la Chapelle Royale du Château de Versailles un temple des Vêpres de la Vierge. Leur plus grand spécialiste, Sir John Eliot Gardiner, déjà signataire de deux gravures CD, les y a offertes en 2010, puis en 2014. Un quart de siècle après le DVD Archiv venu de Saint-Marc de Venise, ce dernier concert a fait l’objet d’un DVD Alpha. Le couvert est remis en 2019 : à Raphaël Pichon d’être invité avec son orchestre et son chœur Pygmalion. Serait-ce la fois de trop ? La réponse est résolument non.

    À peu près de l’âge de Bestion, acquis pour sa part à la structure la plus courante du Vespro, Pichon est confronté à un défi gigantesque, et double. Le premier est de parvenir, à ce stade pivot de sa carrière, à frapper un grand coup dans une disco/ vidéographie, riche comme on l’a vu de tant et tant de versions, dont d’importantes réussites. Le second n’est pas moins insensé : comment renouveler l’intérêt d’une prise de vues, si peu de temps après Gardiner, et dans le même lieu – ce qui met largement à contribution le réalisateur (Colin Laurent) et l’éclairagiste (Bertrand Couderc) ?

    Premier atout, les voix solistes. Jeunes, voire très jeunes, déjà de réputation flatteuse, fidèles, et toutes avec une expérience lyrique : jugeons-en. Eva Zaïcik et Lea Desandre, deux mezzo-sopranos passées par le Jardin des Voix du grand Bill (Christie) ; l’alto Lucile Richardot qu’on ne présente plus ; Emiliano Gonzalez Toro désormais chef d’orchestre en plus de ténor partout demandé ; deux autres ténors, Zachary Wilder devenu incontournable, et Olivier Coiffet. Un splendide brelan de basses en prime – outre Nicolas Brooymans et Geoffroy Buffière, Renaud Brès, qui assure le lien avec Bestion. Ces artistes bénéficient de l’écrin de Pygmalion au sommet de ses moyens.

    Pour ce qui concerne l’effectif « orchestral », on note là encore une grande variété. Pichon travaille avec trois violes de gambe, une basse de violon (ou violoncelle), un violone et une contrebasse. Un basson s’insère entre trois cornets, plusieurs flûtes et trois trombones ; les théorbes ou archiluths sont accompagnés par une harpe, clavecins et orgues sont de la fête. Sans doute plus étoffé que chez certains, toutefois moins qu’avec La Tempête. Mais la quantité n’est pas si importante que la manière dont ces ressources sont conduites, agencées, organisées – au bout du compte, tendues vers le sublime. Si ce mot est plus que galvaudé, notre langue n’offre malheureusement pas pléthore de substituts : inutile de tourner autour du pot, Pichon remporte haut la main sa première gageure. Ses Vêpres de Monteverdi bousculent leurs rivales et s’installent, d’un seul coup de maître, tout en haut de l’Olympe.

    Plutôt que d’égrener une litanie des dons hors du commun de chacun, citons quelques faits marquants. Le maestro, aidé par l’équipe vidéo, sait produire du sens : l’idée est de bâtir quelque chose de circulaire, une sorte d’arche qui conférerait à la liturgie mariale une portée « cosmique », digne de la Genèse. Sans rien de théologique ni de prétentieux : la spiritualité et la sensualité doivent régner. La cérémonie – c’en est une, avec Pichon en grand prêtre, mains jointes lors du Benedicamus final – débute et se termine dans l’obscurité. Au générique, les choristes masculins entonnent crescendo une longue et obsédante psalmodie sur bourdon, pendant qu’ils prennent place. Formes et couleurs surgissent lorsque étincelle la Toccata de l’Invitatoire.

    Comme chez Gardiner cinq ans plus tôt, l’objectif est de rendre palpable la spatialisation possible dans la Chapelle Royale. On s’en doute, les ressorts en sont différents. L’éclairage est infiniment subtil, dosé, comme le sont les déplacements, nombreux mais à peine visibles, à pas de loup, des intervenants. Dans la relative pénombre, deux teintes dominent : les bleus, plus pastels que royaux – et les ors, que le buffet d’orgue rehausse, évidemment, à point nommé. Incontournable dans une réalisation qui se respecte, le rendu des visages est exceptionnel. Il est certes facile d’évoquer leur beauté ; malgré tout, on est happé par les sourires, la concentration des regards, la connivence. Le jeu des caméras se fait lui-même partition, épousant les mille changements de rythme et de tempo. La lumière décroît-elle ? les contours architecturaux ou corporels en clair-obscur évoquent alors – selon affinités – le Caravage, Rembrandt ou Georges de la Tour.

    Le Nigra sum de Gonzalez Toro, aux Surge ! impérieux et vibrants, avivés par le timbre très chaud, est habité par ce sens aigu de la scène indispensable au Vespro. Théâtre toujours, certains usages des verticales ou des horizontales se fixent dans la mémoire. Ainsi, les trois ténors du Duo Seraphim, et leur extatique quilisma (« staccato guttural dans lequel une même note vibre longuement à la manière orientale », selon la chronique citée plus haut de Michel Boesch). Ou l’Audi cœlum, centre de gravité du concert : Wilder, qui chante presque tout de mémoire, apostrophe le Ciel, tandis que celui-ci par la voix de Toro lui répond en écho Audio !, Dicam !, Maria !, etc, depuis le niveau supérieur. Comment oublier le regard du premier levé vers le second ? Au Gloria du Magnificat, les deux mêmes s’interpellent, cette fois en face à face, chacun à une extrémité de la Chapelle, de la tribune de l’orgue à celle du roi. Les cameramen savent en outre s’attarder sur des messieurs moins sollicités, mais tout aussi déterminants : Coiffet, Bres, Brooymans et Buffière. Sans omettre le chef lui-même, dont les expressions et mouvements filmés en contre-plongée jouent une musique du corps.

    Côté dames, admirons entre autres la complicité exaltante de Zaïcik et de Desandre dans leurs volutes du Pulchra es ; et l’intemporelle antienne sur bourdon offerte à Richardot – figée et hiératique telle une icône – avant que ne sourde le Magnificat. Toutes profitent du tour de force monteverdien de la Sonata sopra Sancta Maria, itération (à onze reprises !) de Sancta Maria, ora pro nobis, sur un socle instrumental toujours changeant, d’une sophistication inouïe. Cette sonate inspire tellement Pichon qu’il la fait précéder d’une superbe « introduction » – nous ne l’avons pas entendue ailleurs – illuminée par le charisme des trois femmes.

    Dans la foulée, l’hymne Ave maris stella est un exploit tant artistique que technique. Pichon quitte son pupitre et monte avec chœur, solistes et virginal à la tribune du roi ; continuo et ripieno restent à leur place. Toute cette page d’une piété et d’une élévation incroyables est dirigée d’en haut, tantôt vers les voix, tantôt vers les instruments en contrebas. Richardot et Toro redescendent ensuite à l’occasion de leurs soli. Loin d’être artificielle, ou seulement expérimentale, cette disposition amplifie la teneur spirituelle… et il n’est pas dit que l’auditoire – pourtant privilégié ! – ait eu autant de chance que le mélomane en son salon, de saisir chaque instant de grâce de ce miracle. Souhaitons à tous les chefs de chœur d’obtenir de leurs ouailles pareil diminuendo de l’Amen : tenu, suspendu et décru jusqu’à l’imperceptible.

    Dernière audace. Le Benedicamus, apostille du Magnificat, est ici niché dans une reprise de la Toccata liminaire. La liturgie mariale se referme donc sur ce par quoi elle s’est ouverte : plutôt qu’un Amen, un Alleluia. La nuit revient, mais elle ne peut être que transitoire, puisque se déroule sous nos yeux – et nos oreilles – un moto perpetuo sacré, une célébration sans fin.

    Il serait vain de chercher dans cet enregistrement matière à renâcler. Pas de juste milieu, et encore moins de déconvenue, fût-elle minime. Tout y est bien mieux que parfait : historique. Œuvre d’art en soi, ce DVD indispensable, le plus réussi – qui sait ? – de tout le catalogue, superbement serti et adoubé par Gardiner en personne, appelle l’acquisition de son « frère jumeau », celui de Stravaganza d’Amore. Signé des mêmes !

    Publié le 01 juil. 2020 par Jacques Duffourg

    J’aime

Laisser un commentaire